Danse et musique, voilà bien deux disciplines indissociables.
Nous parlerons ici des influences qu’elles ont eues l’une sur l’autre et qui auront conduit au développement de la danse orientale, Raqs Sharki, telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Avant de démarrer, je précise qu’il s’agit ici d’une vulgarisation résumée dans le but de donner un contexte et des bases historiques à nos connaissances théoriques de la danse orientale. Ces deux sujets que sont l’évolution de la danse et l’évolution de la musique au Moyen-Orient vaudraient chacun la peine d’y consacrer une thèse entière.
Au début, ce sera l’évolution de la musique au Moyen-Orient en général qui sera abordée ; les frontières et appellations ayant subit des changements avec les vagues de conquêtes. Puis nous nous concentrerons sur son évolution en Égypte. Certaines thématiques comme les danses à caractères mystiques et les danses masculines ne sont pas abordées.
N’étant ni musicologue ni historienne mais plus humblement une danseuse passionnée voulant partager ses découvertes, je vous présente le résultat de mes recherches au style structuré sans fioritures. Et tant qu’à vulgariser, j’écrirai les siècles avec des chiffres arabes (même si en langue arabe on utilise les chiffres indiens de l’Inde) et pas en chiffres romains ; na 😉 .
1 : Aux commencements des temps :
Musiques : Essentiellement rythmiques
Danses : Dites folkloriques/primaires (des origines), comme les rites de passages, liés au différents aspects de la vie, les danses de transes,…
2 : Dans un second temps (époque des Pharaons -2500 à -2150 avant J-C et jusqu’au 18ème siècle) :
Musique : Évolution vers la musique savante, classique
- Au temps des Pharaons, une musique plus “raffinée” est créée pour les élites sociales. Les instruments suivants la composent :
- Instruments à cordes (genre de cithare/guitare, harpes).
- Flûtes à bec et traversières.
- Tambourins, cymbales de doigts et sistres.
- La voix est également utilisée comme instrument de musique par des vocalises.
- Au 6ème siècle jusqu’en 622, la poésie préislamique faite de poèmes chantés amorce le style de “chant” développé par la suite pour réciter le Coran. (Bien plus tard, Oum Kalthoum apprendra à maîtriser à la perfection cet art de récitation du texte sacré avant de démarrer sa carrière de diva n°1 de la musique arabe)
- Au 14ème siècle, création des Maqâms sous l’Empire Ottoman. Les Maqâms sont pour la musique orientale ce qu’est le solfège en occident. Pour être plus précis et comme le dit la musicienne Ling Shien Bell dans son interview : “un Maqam est formé par la juxtaposition de 2 petites gammes courtes, de 4 ou 5 notes. Ils sont associés à certaines heures de la journée, certaines émotions,…”
- Les percussions plus “intenses”, comme la darbouka, n’apparaissent pas dans ce type de musique savante. Elles sont plutôt réservées aux “folklores”, danses sociales, danses de rites etc.

Danse : Deux “types” de danseuses :
- Les Almées, les Awalim. Ces danseuses se produisaient pour les élites sociales, pharaons, sultans,.. dans des lieux privés et étaient des artistes complètes. Elles dansaient, chantaient, jouaient de certains instruments de musique et récitaient de la poésie. Leur fonction était le divertissement par les arts et non par les plaisirs de la chair.
- Les danseuses de rues, les Ghawazi. Elles sont les descendantes des migrants de l’Inde. Elles dansent dans les lieux publics, la rue et sont associées à la mendicité et à la prostitution (parfois à tort, parfois à raison).
3 La Nahda du 19ème siècle :
L’Égypte va passé de “ville de province du royaume ottoman” à “capitale intellectuelle et artistique des pays arabes”, grâce à son vice-roi, Muhammad Ali Pacha (puis à sa descendance) qui souhaite moderniser l’état et la société égyptienne en s’inspirant de l’occident. C’est lui qui va lancer la “Nahda” : la renaissance égyptienne.
Notons que c’est aussi lors de ce siècle que le mouvement artistique occidentale “l’orientalisme” se développer. L’occident rapporte des récits et expériences du Moyen-Orient et d’Égypte ; notamment Napoléon et ses soldats après avoir vus des Ghawazi pendant la bataille des Pyramides de 1798. Les artistes visitent ces contrées, pour eux tellement exotiques, et s’en inspirent pour leur art (poème, littérature, peinture, arts de la scène,…), mais certains se laissent inspirer sans jamais s’y rendre et composent des fantaisies orientales sorties de leur imagination, sans aucun relais historique. Il y aura aussi les expositions universelles de Paris en 1889 et 1900, où sont présentées les fameuses danses orientales appelées danses du ventre, danses exotiques voire même … danses ombilicales. Puis la découverte du tombeau de Toutankhamon en 1922 ; l’occident est plus que jamais tourné vers l’Égypte.
4 Le début d’une période révolutionnaire pour la danse :
L’apparition des cabarets en Égypte et plus précisément ceux de Badia Masabni au Caire dès 1926 !

Badia Masabni est une danseuse, mais surtout une grande femme d’affaire. Elle va créer plusieurs cabarets, à Alexandrie, Giza et au Caire, où se produiront les premières grandes danseuses orientales célèbres, devant un public local, mais aussi international.
Cette “mise sur scène” va pousser l’art de la danse à se raffiner et les danseuses vont porter un nouveau style de costume, plus glamour, avec une touche d’influence de l’occident : le Bedla. Ce costume comprend un soutien-gorge, une jupe en voile et une ceinture.
Pourquoi l’apparition de ces cabarets en Égypte et à ce moment-là ? Il y a plusieurs facteurs
- Suite à la Nahda et notamment dû à l’occupation anglaise, il règne un climat de revendication d’indépendance liée à une envie de modernisation, qui va pousser les artistes a réinventer une identité égyptienne arabe, moderne.
- Avec la montée du féminisme et la “vague de dévoilement” qui commença en 1923, le Caire devient une ville ou, pour une femme, il est moins impossible, de développer une carrière artistique.
- Le Caire est la ville avec le plus haut taux de population dans tout le Moyen-Orient. Et la deuxième plus grosse ville du continent africain. Elle a aussi une localisation centrale entre le Maghreb, les pays du Moyen-Orient du continent asiatique et l’occident.
5 Une période révolutionnaire pour la musique :
Mohammed Abdel Wahab, Farid el Atrache, Mohamad El Qasabji, Riad Al Sunbati, Baligh Hamdi, vont ajouter de nouvelles sonorités en incorporant des instruments tels que le piano, l’orgue, le violon, la contrebasse, l’accordéon, le saxophone ou encore la guitare électrique à leurs compositions. Les orchestres prendront de plus en plus d’ampleur et pourront compter plusieurs dizaines de musiciens. De nouveaux rythmes sont également ajoutés au répertoire des percussions, comme la rumba, le jerk, …
Et bien sure, l’arrivée d’Oum Kalthoum !

Née en 1898, décédée en 1975, l’apogée de sa carrière aura lieu de 1920 à 1970. Sa formation de base : avoir appris par cœur à réciter (chanter) le Coran. On rejoint le point sur la poésie préislamique vu plus haut ;). Son influence : une voix et une intelligence artistiques dans sa façon de l’utiliser, qui va attirer et inspirer les grands compositeurs cités ci-dessus et créer un nouveau genre de musique : la pop orientale … Oui, pour nous danseuses, ces morceaux sont des classiques mais en réalité, d’un point de vue de musical, c’est de la pop. Pop-classique, certes, mais pop quand même.
Voici le lien vers une vidéo très bien faite, en français, qui retrace la vie de la diva, en résumé.
À ce stade, personne ne danse sur les morceaux d’Oum Kalthoum !!! À savoir : un morceau peut durer 1h30 et ses concerts sont une communion entre elle et son public. La danseuse n’y a simplement pas sa place. Cela changera par la suite, avec la mort de l’artiste, l’enregistrement audio et les reprises qui seront faites de son répertoire, avec des durées plus courtes.
6 L’arrivée du cinéma :
Musique :
Avec l’arrivée du cinéma et de la captation audio, l’Égypte va faire naître ses premières comédies musicales, en 1933 et elles n’auront rien à envier aux productions hollywoodiennes !
Le pic de l’âge d’or du Cinéma musical arabe durera de 1940 à 1960. Ces films propulseront les grands chanteurs de l’époque au rang de stars : Farid El Atrach, Mohamed Abdel Wahab (aussi compositeur de “Enta Omri” pour Oum Kalthoum), Abdel Alim Hafez,… pour ne citer que ceux-là.
Danse :
La danse est une des grandes clefs du succès de ces comédies musicales ! Les danseuses telles que Samia Gamal, Tahia Carioca et Neima Akef, ayant fait leurs débuts dans les cabarets de Badia Nasabni (vus plus haut ; on y revient !) ; sont propulsées à l’écran. (Plus d’infos sur ces danseuses, dans cet article)
Ce qui va encore pousser la danse à évoluer. Les “tableaux” vont se développer. Déjà introduit par Badia dans ses cabarets, ce concept occidental de danseuses en groupe et en arrière-plan, accompagnant la danseuse soliste va s’organiser, être mis en scène et le concept des chorégraphies va aussi être développé. Les danseuses solistes vont s’enrichir d’autres influences, comme la danse classique et ses arabesques*, la samba, le jazz,…
Cette danse enrichie va devenir peu à peu le standard de la danse orientale que nous connaissons aujourd’hui : le Raqs Sharki.
(* les arabesques du ballet d’origine italienne mais codifié en France par le roi Louis 14 au 17ème siècle, s’inspire des “arabesques” architecturales du Moyen-Orient. Du Moyen-Orient à l’orientalisme occidentale, à la danse oriental en Égypte … la boucle est bouclée).
7 Les avancées technologiques :
Musique :

Après la captation audio pour le cinéma et l’apparition du gramophone, c’est aux ondes radios à venir apporter d’autres évolutions. Nasser, chef d’État de l’Égypte, va créer en 1953, au Caire, la première radio à ondes longues portées en arabe; à destination des pays arabes et de l’Afrique. Il y avait déjà des radios locales bien avant, mais de moins grandes envergures. La musique devient accessible à tout le monde et bien sûr, les œuvres d’Oum Kalthoum sont largement diffusées. (Pour situer : L’Égypte a pris son indépendance en 1922 et la ligue Arabe vient d’être créée en 1945 au Caire et comprend 22 pays).

Une autre révolution sera la casette audio. Tout comme le gramophone, elle n’est pas adaptée à l’enregistrement de longs morceaux d’1h30 comme chantés par Oum Kalthoum ; les compositions vont donc se “raccourcir” pour s’adapter au format. Et l’avantage de ce nouveau support, moins onéreux que le gramophone est qu’il permet aux artistes l’autoproduction. Cela va apporter une nouvelle diversité en proposant sur le marcher des compositions d’artistes plus populaire, non issus de l’élite sociale et lancé la vague de la musique Shaabi.
Danse :
Ces avancées technologiques vont aussi permettre l’enregistrement de morceaux spécialement composés pour la danse, à la demande de danseuses. Le premier du genre et le plus connu est “Set El Hosan” créé pour Nagwa Fouad.
Le fameux “Set de la danseuse” va également être développé : c’est l’enchaînement des différents actes de danse lors d’un spectacle d’une soliste. Exemple : Une entrée (sur Set El Hosn ou autre), une Baladi Progression, un Drum Solo puis la sortie. Cela peut être bien plus long et diversifié. N’hésitez pas à lire l’article au sujet du Set de la danseuse Orientale.
Par la suite, Mahmoud Reda va également innover dans le domaine de la danse en créant les folklores théâtralisés Égyptiens. Et ensuite Jamila Salimpour, aux USA va insuffler la vague des nouveaux courants appelés “Style Tribal Américain” et “Tribal-Fusions”.
8 Actuellement :
Depuis les années 2000, le boum d’internet, la naissance de la musique électro et le printemps arabe de 2011, une nouvelle musique est née dans les banlieues du Caire : le mahraganat.
Le monde de la danse orientale aussi subit les changements du à la propagation d’internet et sa popularité mondiale. On pourrait presque dire qu’il deux “marché” de la danse orientale “Raqs Sharqi” ; celui de la scène égyptienne, puis celui des concours et festivals à l’étranger. Si ces deux univers ont une même base et s’influencent mutuellement, il sont régis pas des codes différents et pratiqué pour une audience et dans un contexte assez différents.
9 Conclusion :
Pour clôturer, ces différentes évolutions et pages de l’histoire ont abouti à la création de la musique pop arabe sur laquelle nous dansons aujourd’hui. On pourrait diviser celle-ci en 4 variantes :
- La pop classique-standard. Exemple : Oum Kalthoum et les grands chanteurs de l’âge d’or du cinéma (Les morceaux dit de Tarab).
- La pop Baladi (plus populaire). Exemple : le morceau That El Sibbak.
- La pop Shaabi (plus urbaine; un peu l’équivalent de notre rap occidental en terme de cliché social). Exemple : les chansons de Ahmed Adaweya et Hakim
- Le Mahraganat (électro Shaabi), mais actuellement illégal en Égypte.
Avec les parallèles en danse :
- Le Sharqi. Exemple : Samia Gamal.
- Le Baladi. Exemple : Fifi Abdou.
- Le Shaabi. Exemple : Soheir Zaki, lors de cette performance accompagnée du chanteur Ahmed Adaweya (mais n’associez pas d’office toutes les danses de cette artiste à du Shaabi, car elle fait aussi du Sharqi).
- Le Mahraganat : présenté ici avec deux vidéo représentant ses deux univers de danse : le premier avec Oxana dans un cabaret au Caire. Le deuxième avec moi-même, lors d’un spectacle en Belgique.
J’espère que cet article vous aura aidé à situer un contexte à cet art que nous aimons tant, la danse orientale : Raqs Sharqi.
Il s’agit ici d’une introduction, vulgarisée, avec de gros raccourcis afin de constituer un point de départ pour cette thématique. Pour ceux et celles qui souhaitent y plonger plus en détail, je vous recommande ces livres, en français :
- “Musiques d’Égypte” par Frédéric Lagrange
- “Musiques du monde arabe” par Coline Houssais
- “Les danses dans le monde arabe ou l’héritage des almées” par Djamila Henni-Chebra & Christian Poché
- “ô nuit ô mes yeux” par Lamia Ziadé
- “Nouvelle histoire de la danse – en occident de la préhistoire à nos jours” par Laura Cappelle
- “Ma liberté de danser” par Dina
Et en anglais :
- “Middle eastern music” par l’école Salimpour
- “The Salimpour bellydance compendium” par l’école Salimpour
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